dimanche 6 janvier 2013

BRUITISME


La musique bruitiste, ou noise music en anglais, bien que le terme « bruitiste » d'origine française ait été à présent largement adopté, est une vaste appellation pouvant regrouper divers genres musicaux, relevant de plusieurs grandes familles musicales : l'électroacoustique, la musique improvisée, le jazz, la musique industrielle et le rock. Elle se caractérise par l'assemblage de sons communément perçus comme désagréables ou douloureux, et prend à contre-pied les plus communes définitions de la musique, fondées sur sa dimension esthétique, pour s'intéresser à d'autres aspects de l'œuvre musicale : sa structure, son sens, son effet sur l'auditeur, ou les différentes caractéristiques du son...

HISTORIQUE

Genèse conceptuelle du bruitisme 


« La musique, c'est du bruit qui pense. » – Victor Hugo

« Quand un bruit vous ennuie, écoutez-le. » – John Cage

Le bruitisme est apparu au début du XXe siècle, dans le cadre du mouvement futuriste italien : le 9 mars 1913, le peintre et compositeur Luigi Russolo publie le manifeste « L'Arte dei Rumori » (L'Art des bruits), qui pose les bases conceptuelles du bruitisme : selon lui, la Révolution industrielle aurait accru la capacité de l'homme à apprécier des sons complexes. C'est une révolution conceptuelle importante pour la musique contemporaine : on peut y voir les prémices d'une pensée fonctionnelle où l’œuvre musicale semble moins vouée à créer des liens structurels inédits (in-ouïs) que destinée à « fonctionner » pour chaque individu. L’essence du musical réside alors moins dans ce qui est perçu que dans ce qui est fait de ce perçu. D'ailleurs on notera qu’à la même époque, dans le domaine de la peinture les futuristes suprématistes (Malevitch, Rodchenko…) furent à l’origine d’un nouveau formalisme, constructiviste, première manifestation de la peinture abstraite où la substance dégage la fonction de l’art.

La musique cherche donc, en intégrant dans son matériau les données brutes du sonore, à construire des fonctions perceptives plus substantielles (toute forme restant admise pour sa relation au matériau). Dépassant le cadre des tonalités ambiguës hérité du romantisme wagnérien, les futuristes italiens se sont essayés à fonder une nouvelle construction du musical sur des éléments qui n’étaient pas encore qualifiés d’objets sonores (cf : musique concrète), mais qui comme “bruits” de la vie courante possédaient par nature une fonction dédiée à notre environnement. Russolo conçut un grand nombre d'instruments bruitistes et mit en place un orchestre pour jouer son Gran Concerto Futuristico (1917). Cette composition reçut un accueil très hostile et violent, ainsi que son auteur l'avait prévu.

Luigi Russolo
Macchina Tipografica (1917)


Musiques concrète et électroacoustique


Ses idées sont reprises dans les années 1920 par Edgard Varèse, qui introduit des éléments bruitistes dans sa musique par le biais d'instruments mécaniques.

John Cage compose pour sa part en 1939 sa série des Imaginary Landscapes (Paysages Imaginaires), qui combinent des éléments tels que des bruits enregistrés, des percussions, des radios... D'autres compositeurs contemporains tels que Pierre Schaeffer, Iannis Xenakis, Karlheinz Stockhausen ou Pierre Henry s'inscrivent dans cette continuité, et mènent des expériences à base de synthétiseurs, de bandes magnétiques et de radios, produisant les premières formes de musique électronique. Ces recherches donnent naissances à deux nouvelles formes de musique contemporaine : la musique concrète et l'électroacoustique.

John Cage
"Imaginary Landscapes no.4", for 12 radios (1939)


La Monte Young
"Poem for Chairs Tables and Benches"  (1960)

L'appropriation par la musique industrielle

Alors que la révolution de l'électronique offre un merveilleux instrument au plus grand nombre, les précurseurs du mouvement industriel sont les premiers à sortir le « bruitisme », même si le terme est encore inexistant à l'époque, du champ de la musique savante. Dès le milieu des années soixante, influencés par certaines expériences New-Yorkaises, le Nihilist Spasm Band de London, en Ontario, explore les limites du musical en concoctant des performances hebdomadaires à partir d'instruments inventés et d'accessoires sonores divers. Aucun d'entre eux n'est musicien de formation, et le mur de bruit qu'ils érigent est « solide ». 

Nihilism Spasm Band
Elsinore  (1978)

En 1975, Boyd Rice, sous le nom de NON, commence à expérimenter les possibilités offertes par le son à l'état brut : lors de ses premières performances en public, il relie un ventilateur à une guitare électrique, ou bien se sert d'un polisseur à chaussure comme d'un instrument. Il crée des « murs sonores » extrêmement forts, et joue des conversations enregistrées, des nouvelles ou de la musique juste en deçà du seuil de compréhension. Ses morceaux peuvent allier des paysages sonores à de la poésie, ou bien combiner des éléments bruitistes en d'harmonieuses pièces rythmiques.

NON
Defenestration  (1982)
extrait de l'album "Physical Evidence"

D'un autre côté, en France, plus directement influencé par L'Art des Bruits, Jean- Marc Vivenza, Asmus Tietchens, vers 1980, affichant une volonté systématique d'utilisation stricte et étroite des bruits mécaniques réels, bien qu'il commença à travailler dès 1976 avec le groupe Glace puis en 1979 avec la formation « Mécanique Populaire », qui vit à Grenoble au cœur d'une région très « industrialisée », réadapte les thèses de Luigi Russolo dont il se revendique, et s'empare des sons de l'industrie lourde de son environnement immédiat (sidérurgie, barrages, aciéries, etc.) pour produire des pièces acoustiques radicales, remettant en valeur et l'imposant par un discours théorique relativement établi et structuré, le terme même de « bruitisme », pour en faire un genre particulier et original au sein du courant de la musique industrielle de l'époque.

Jean- Marc Vivenza
Automatismes Concrets (1985)

Asmus Tietchens 
"Langer Anlauf" (1986)

D'autres artistes s'inscrivent dans cette lignée, marqués par la recherche des extrêmes omniprésente dans la musique industrielle : cette tendance se distingue par son obsession du bruit, de la destruction sonore, visant aussi bien à choquer qu'à rendre mal à l'aise par un véritable nihilisme auditif.

Whitehouse, au tout début des années '80, se distingue par une imagerie extrême associée à des parties vocales saturées et scandées, visant à pousser l'auditeur dans ses derniers retranchements.

Whitehouse 
"On Top" (1980) 
Tiré de leur premier album, "Birthdeath Experience"

Pour ce qui est du « bruitisme pur », le plus souvent reconnu sous la simple appellation de « noise », des formations musicales comme Étant Donne, La Sonorité Jaune, Hertz Hybrides (adeptes de Vivenza), Pacific 231 (Pierre Jolivet) ou encore le Haffler Trio, en sont les plus radicaux protagonistes.

Étant Donne
"Les Fours à Chaux"  (1983)

Pacific 231
"Chair Morte" (1984)

La Sonorité Jaune
"La Boucle du Désir" (1987)

Des projets tels que Controlled Bleeding, Throbbing Gristle, Le Syndicat, Le Dada vrac Vacarme (alias Caca flac Cascade), The Haters, ou Smell & Quim lui emboitent le pas.

Le Dada vrac Vacarme s’inspire du dadaïsme comme du chamanisme et fait un retour au « bruitisme pur », sinon au « théâtre bruitiste ». Le groupe se présente comme étant « les enfants terribles » de Luigi Russolo et John Cage. Adepte du « happening » les performances artistiques-musicales rituelles du Dada vrac Vacarme sont dans la même veine que ceux initiées par le Nihilism Spasm Band, Mécanique Populaire ou Lieutenant Caramel.

Nihilism Spasm Band, Jean-Marc Vivenza et Mécanique Populaire ont sans doute inspiré aussi des formation comme Throbbing Gristle, Psychic TV, Einstürzende Neubaüten et bien d’autres formations à tendance « industrielle ».

Le « théâtre bruitiste » est une manière de concevoir la musique « bruitiste » à la manière d’une sorte de spectacle ou de film « sonore »... L’idée est née de musiciens comme Luc Ferrari, Mauricio Kagel, Luis de Pablo, et autres défenseurs de l’art total... Les nouveaux protagonistes de ce genre seront, entre autre, le Dada vrac Vacarme, Kranioklast, Lieutenant Caramel... 

Lieutenant Caramel
"Expectation" (1986) 

Le « théâtre bruitiste » n’est pas un genre en soit, et il s’applique aussi à des groupes comme the Residents, Sun City Girls, Mnemonist/Biota, ou Negativland... Encore une fois, l’aspect théâtral ou le « happening » sont intimement lié à la conception musicale.

À ce jeu de recherche du « jusqu'auboutisme sonore », le Japon va se révéler particulièrement doué, au point de mériter le terme de « japanoise » : sous l'influence de Whitehouse, Merzbow ou Yoshihide Ōtomo, mais aussi Masonna, Dissecting Table, KK Null, The Gerogerigegege ou Hanatarash... ont façonné cette scène. Le son japonais se caractérise par une extrême puissance, des murs de bruit blanc, des beats, des dialogues, des boucles samplées. On a vu par ailleurs apparaitre dans ce contexte une forme d'improvisation libre électroacoustique plus calme, utilisant des sons purs, spatiaux, caractéristique d'artistes tels que Sachiko M, Yoshihide Ōtomo, Toshimaru Nakamura, Shigeru Kan-no ou Taku Sugimoto.

Depuis quelques années est apparue une version européenne nommée "power electronics", représenté surtout par des allemands comme Genocide Organ ou Dagda Mor. 

Merzbow
"Steel Cum"


Déclinaison rock du bruitisme...

La première tentative bruitiste au sein de la famille du rock est due à l'ex-Velvet Underground Lou Reed, qui sort en 1975 l'album Metal Machine Music : cet OVNI sonore pourrait être aussi bien une blague qu'un moyen de se débarrasser du contrat liant Lou Reed à RCA Records. Quoi qu'il en soit, celui-ci affirme avoir composé cet album entièrement à partir de feedbacks de guitare joués à différentes vitesses.

Peu de temps après, le concept de bruitisme est pleinement intégré par la scène punk-rock new-yorkaise, qui développe le mouvement no wave à partir de 1977. Cette scène allie à l'amateurisme du punk un rejet des schémas du rock et valorise l'improvisation, la dissonance et la déstructuration.

C'est dans ce vivier que se forme Sonic Youth, dont la musique a une influence séminale dans la formation d'une scène qui revendique le terme « noisy » : des groupes comme My Bloody Valentine ou Spacemen 3 se voient également qualifiés de « shoegazer » en référence au fait que ces groupes jouaient souvent les yeux fixés au sol (sur leur pédales à effets!).

Enfin, à la même période apparaît sur la scène metal le grindcore : des groupes tels qu'Anal Cunt développent un style proche du noise rock appelé noisecore, qui mène à de nombreuses collaborations entre les artistes de ces deux scènes.

Cependant c'est à nouveau le Japon qui donne sa pleine signification au terme, en intégrant les apports de la noise industrielle : Boredoms et Melt-Banana sont les noms emblématiques de cette fusion. Leurs morceaux complètement chaotiques sont très courts et rapides, marqués par des guitares extrêmement saturées, des hurlements et des déchainements rythmiques.
Boredoms 
"Telehorse Uma"  (1992)
tiré de l’album « Pop Tatari »

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